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Premier Amour

© Thomas O’Brien

Texte de Samuel Beckett – réalisation Dominique Valadié et Alain Françon, Théâtre des nuages de neige – avec Dominique Valadié, à La Piccola Scala, Paris.

Depuis plus de deux mois Alain Françon a investi La Scala en présentant sa nouvelle création de En attendant Godot, un magnifique travail réalisé avec des acteurs hors-pair devant une toile peinte et un arbre à deux feuilles. « Tu aurais dû être poète… » dit Vladimir à Estragon qui lui répond : « Je l’ai été. Ça ne se voit pas ? »

Alors que Godot se termine juste, Alain Françon a co-adapté et mis en scène avec Dominique Valadié sa compagne, dans la petite salle de La Scala, une nouvelle de Beckett écrite en 1945, traduite et publiée par les Éditions de Minuit en 1972 seulement, qui a l’audace de s’intituler Premier Amour, titre qu’il emprunte à Tourgueniev. Irlandais d’origine, Beckett est à la veille de ses quarante ans et pour la première fois écrit en français. Oublions Tourgueniev et écoutons ce texte porté ici par une femme, l’excellente Dominique Valadié, ce qui donne un peu de distance au propos et de baume au cœur. Mais cela suffit-il à faire théâtre et tout texte, y compris d’un immense écrivain, est-il bon à prendre ?

Au premier degré, derrière les grincements beckettiens, d’ordinaire pleins de son abstraction poétique, on est face à une bonne couche de misogynie, causticité, provocation, insolence et sarcasme. Vous avez dit humour ? Chez Beckett l’humour est féroce et ici, rien n’a de prise sur le personnage. « Une écriture simple et précise, un portrait de l’homme moderne » dit l’éditeur dans la publication du texte. Cet-homme-moderne-là qui narre à la première personne et par le menu sa rencontre puis sa liaison avec une prostituée, homme déclassé comme les aime l’auteur dans le sillage de Joyce et d’autres, n’a rien d’exaltant. Obligé de quitter la maison familiale au décès de son père, il devient comme une âme errante, au propre comme au figuré, s’allonge sur les bancs d’un parc où il essaie de vivre sa vie, et parle au passé simple.

Le prix Nobel de littérature attribué en 1969 aime à nommer l’innommable mais la distance décalée par l’interprétation de l’actrice jouant le personnage-homme à la première personne, permet de poser un peu de douceur et d’ironie sur les ruminations de son personnage, ex-agoraphobe. Pantalon et veste noire, debout les mains dans les poches ou assise sur une petite chaise bleue, livre en mains, Dominique Valadié nous fait naviguer dans le jeu de construction de l’écriture : « Cette phrase a assez duré… » dit-elle avec détachement face à deux prompteurs du fond de la salle. Au sol, un pantalon, une veste et un chapeau melon, celui de Vladimir sûrement, les godasses élimées d’Estragon, la valise de Lucky, sont posés comme une dépouille ou comme une ombre. Et quand l’actrice met ses lunettes noires, comment ne pas penser à Hamm, dans Fin de partie. À la recherche des dates de naissance et de mort de son père, le personnage s’interroge sur le choix de sa propre épitaphe. On est entre la figure des vivants et la figure des morts… et quand il emboîte le pas de la dame rencontrée dans le parc il se contente de faire l’inventaire de son logis sous les toits, de ses affaires empilées, de parler tuyauterie, de l’entendre recevoir ses clients, d’être le futur père d’une progéniture qu’il ne reconnaît pas et qui l’obligera à déguerpir, à s’enfuir. Le détachement est glacé, l’inhumanité extravagante, l’ambigüité redoutable. Même la jacinthe rose qu’elle lui apporte, à sa demande, aurait dû être bleue…

D’autres acteurs et metteurs en scène se sont frottés à ce texte, tous hommes, entre autres Jean-Quentin Châtelain, Michael Londsdale et Sami Frey. La désincarnation transfigurée par Dominique Valadié nous permet ici de supporter l’avalanche du non-sens et des non-mots d’un anti-héros peu glorieux. Quand Beckett met son cap au pire dans la dérision, le dérisoire et le déraisonnable avec cette voix qui va et vient, parfois triviale souvent désabusée, on aimerait bien oser brûler les idoles.

Brigitte Rémer, le 6 avril 2023

Jusqu’au 19 avril à 19 h 30, mardi et mercredi, les 7, 8, 14 et 15 avril. 14 h 30 le dimanche. La Scala, 13, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris – métro Strasbourg Saint-Denis – www.lascala-paris.com – tél. : 01 40 03 44 30

Le Temps et la Chambre

© Michel Corbou

De Botho Strauss – texte français Michel Vinaver – mise en scène Alain Françon – au Théâtre National de la Colline.

L’action se passe dans un grand appartement classique légèrement suranné, aux immenses baies vitrées. Deux hommes d’âge mûr de la bonne bourgeoisie, devisent, deux amis calés au fond de leurs fauteuils club, au pied d’une haute colonne rouge vestige du passé, dotée plus tard de la parole. Un brin cyniques et plutôt gris, ils semblent hors du temps. Julius (Jacques Weber) regarde par la fenêtre, Olaf (Gilles Privat) regarde en lui même, sorte de Dupont et Dupond droit sortis de chez Hergé, le duo se révélera savoureux. La description précise d’une jeune passante faite par Julius à Olaf les divertit lorsqu’un coup de sonnette suspend leur discussion. Une jeune femme, copie conforme à cette description et qui répond au nom de Marie Steuber (Georgia Scalliet, de la Comédie Française) entre avec aplomb et décontraction et s’immisce dans la conversation : « Vous venez de parler de moi ? » dit-elle, comme une apparition. Ils semblent à peine étonnés.

La baie vitrée côté jardin, une immense porte d’entrée côté cour à l’échelle de l’appartement, sont les éléments qui guident le mouvement de la pièce. On devine à l’arrière une salle de bains et une chambre. Au fil du texte et du temps rythmé par les coups de sonnette, un défilé de personnages aussi énigmatiques les uns que les autres s’invitent et font une entrée remarquée, on ne sait s’ils se connaissent, s’ils se sont connus jadis ou s’ils vont se reconnaitre. « Botho Strauss, dit Alain Françon, offre aux acteurs une matière de jeu passionnante » : l’Homme sans montre (Wladimir Yordanoff) croise L’Impatiente (Dominique Valadié), L’Homme au manteau d’hiver (Antoine Mathieu) porte La Femme sommeil (Aurélie Reinhorn), le Parfait Inconnu (Renaud Triffault) et le Premier Homme (Charlie Nelson), s’égarent. La pièce joue de mystère dans le temps comme dans l’espace, on se croirait dans le labyrinthe d’un jeu de société, ou de massacre, dont on ne connaitrait pas les règles, un grand cérémonial fantoche et fantomatique, un drôle de rêve. Le trouble s’installe chez le spectateur, les codes ne sont pas donnés et chacun peut inventer son histoire ou écrire sa pièce. Il y a de l’humour et de la dérision, de l’inattendu dans les relations entre les personnages, comme un air de Beckett. La seconde partie re-construit partiellement le puzzle du parcours de Marie Steuber dans ses connaissances de l’un ou de l’autre, mais tout reste à l’état d’esquisse et de discontinu, il n’y a pas de fil logique pour cimenter la pensée de l’auteur, le flou est la couleur.

Admirateur de Botho Strauss – que Patrice Chéreau a contribué à faire connaître en France par la mise en scène de cette même pièce, Le Temps et la Chambre, également dans l’adaptation de Michel Vinaver, en 1991, à l’Odéon – Alain Françon donne sa perception des textes et de l’auteur : « Il déconstruit les logiques et les habitudes narratives, mais il y a, dans son écriture, la verticalité qui fait décoller le propos et qui ouvre un horizon de sens. » Il a mis en scène en 2015 avec les apprentis comédiens de l’Ensatt La Trilogie du revoir au Festival de Fourvière à Lyon, et en 2016 Personne d’autre (Fragments), un montage de textes au Printemps des Comédiens, à Montpellier avec les élèves de l’Ensad. Romancier, essayiste et écrivain, les romans de Botho Strauss – qui parlent beaucoup de solitude et d’enfermement – ont souvent été adaptés à la scène. L’auteur allemand avait travaillé en tant que dramaturge à la Schaubühne de Berlin avec Peter Stein et Luc Bondy.

De retour dans ce Théâtre qu’il a dirigé une quinzaine d’années et jusqu’en 2010, Alain Françon présente, avec sa virtuosité habituelle et d’une manière très maitrisée, cette pièce singulière qui se plait à brouiller les pistes.  « Je pourrais dire que Le Temps et la Chambre est la pièce la plus étrange que je connais. J’ai toujours eu en tête de la monter. Botho Strauss ose faire ce qui paraît impensable. En physique, en philosophie, on parle de l’espace-temps, dans cette notion les deux sont inséparables. On les voit toujours comme un et indissociables, c’est-à-dire qu’on a tendance à les cacher. Y compris au théâtre. Lui, dès le titre, les sépare : il y a le temps et la chambre. » Le Temps dissout le présent dans les bribes du passé et nous place dans une sorte d’illusion de ce qui pourrait ou aurait pu advenir. La Chambre à la fois attire et inquiète, construit et déconstruit des situations imprévisibles et fantastiques, drôles et intrigantes. Les personnages, énigmatiques et volatiles, en sont le fil conducteur. Passé l’exercice de style – au demeurant très bien interprété et réalisé – on reste un peu sur sa faim.

Brigitte Rémer, le 16 janvier 2017

Avec : Antoine Mathieu, Charlie Nelson, Gilles Privat, Aurélie Reinhorn, Georgia Scalliet de la Comédie-Française, Renaud Triffault, Dominique Valadié, Jacques Weber, Wladimir Yordanoff. Assistanat à la mise en scène Nicolas Doutey – dramaturgie David Tuaillon – décor Jacques Gabel – lumières Joël Hourbeigt – costumes Marie La Rocca – musique Marie-Jeanne Séréro – son Léonard Françon – et la voix d’Anouk Grinberg Le texte est publié aux éditions de l’Arche.

Du 6 janvier au 3 février 2017 – La Colline Théâtre national – 15 rue Malte-Brun 75020. Paris – Métro : Gambetta – www.colline.fr – Tél. : 01 44 62 52 52 – En tournée : 7 et 8 février Maison de la Culture d’Amiens – 14 au 17 février MC2 de Grenoble – 22 au 24 février Théâtre sortie Ouest de Béziers – 1er au 12 mars Théâtre du Nord à Lille 19 au 21 mai Théâtre en mai de Dijon.